L’être humain est « fini » ; l’existence humaine se définit par son exposition à la finitude. Cette proposition (d’évidence), Martin Crowley la désignera tout au long de son livre sous l’expression « proposition de la finitude » (laquelle n’appartient à personne en propre) ; il en tirera de cette proposition une deuxième, d’égalité celle-ci, d’égalité ontologique – irréductible, indérogeable (la finitude seule nous est irréductiblement commune). Laquelle commande, troisième proposition, une solidarité de principe avec tout autre être (nous étant commune, elle fait qu’on est ensemble) – a fortiori avec ceux que l’exposition de leur existence (asservie, exploitée) expose doublement à cette finitude. C’est la thèse de ce livre : que la proposition de la finitude en appelle à une politique de la révolte égalitaire – révolte qu’elle a plus d’une fois suscitée, et qu’il faudra qu’elle suscite encore.
Martin Crowley (extrait de la préface) : « La finitude se fait en effet politique en ce que cette égalité ontologique met immédiatement en cause toute inégalité concrète. Ce qui est d’ailleurs vrai de toute proposition d’égalité ontologique d’ordre formel. Mais la proposition de la finitude va plus loin. Par rapport à la finitude, nous nous trouvons exposés. Cette exposition s’exhibe aussi matériellement, dans les souffrances des exploités. Mais il ne s’agit pas là, comme on a pu se l’imaginer, de l’accomplissement de quelque destin métaphysique qu’aurait imposé la finitude. Il s’agit au contraire de la réalisation abusive de cette exposition qui, ne nous appartenant pas, n’est à la disposition de personne. C’est même là ce qui définit l’abus de l’exploitation : qu’elle cherche à tirer profit, en la transformant en matière à exploiter, de cette exposition commune insaisissable. C’est aussi ce qui fait que, dans et contre l’exploitation, l’exposition abusivement réalisée en déclare déjà le caractère inadmissible.
[…] De plus en plus, la domination vise en nous cette existence exposée ; de plus en plus, elle cherche à se l’approprier pour y insérer les aiguilles d’une oppression toujours plus intime. Contre ses tentatives insidieuses, affirmons au contraire que cette exposition dont elle veut s’emparer reste comme telle insaisissable ; que sa volonté de gouverner pour en tirer profit jusqu’à la matière de notre existence est par définition abusive ; et que l’égalité que déclare notre exposition commune fait déjà de notre être-ensemble disparate une contestation immédiate et irréductible. Au nom de laquelle je poserai ici la finitude humaine comme prémisse d’une politique égalitaire : d’une politique, donc, de l’homme sans. »
Cette préface est déclarative (comme c’est un peu la règle). Le livre l’est aussi qui ne dissimule pas ses intentions. Il ne l’est pourtant qu’assez peu, tant est grande la place qu’il fait à la difficile et paradoxale élaboration de sa pensée. Une pensée qui ne vise rien moins, il y a lieu d’y insister pour en mesurer l’enjeu, que l’établissement d’un néo-humanisme ou d’un humanisme post-humanisme. L’homme et l’humanisme sont-ils morts, comme on en est (tous ?) convenus. Morts et mourants (ne cessant pas de mourir). Soit. Cependant, l’humain ne cesse pas de revenir, aussi nécessaire politiquement qu’il est ontologiquement précaire. Dans un geste dont le Heidegger de la Lettre sur l’humanisme ne serait pas – loin de là – le seul auteur, l’humanisme est récusé : mais comme trop peu humain (selon le mot de Lévinas). À sa place s’élaborent des pensées et des pratiques de l’être-ensemble plus ou moins disparates, avec pour point de repère la notion d’une humanité réunie et espacée par l’exposition qu’elle partage, et qui la partage, comme le dit Jean-Luc Nancy – que ce livre reprend et continue (ce livre constitue certainement l’une des plus utiles reprises et continuation de la pensée de la communauté chère à Jean-Luc Nancy).
Humanité à venir, donc – et à jamais à venir. Mais qui serait à penser – de la façon la plus urgente, ajoute Crowley – comme résistance. Que l’humain soit exposé à une finitude qui n’est pas la sienne, en fait une figure résiduelle : il n’est plus que les vestiges que ne relève pas l’opération de cette déréliction. Persiste alors une pensée de l’humanité irréductible qui résiste, ensemble sans l’être, aux tentatives de déshumanisation : L’Espèce humaine, de Robert Antelme, sert ici de point de départ à ce que Crowley nomme magnifiquement : « l’homme sans », homme dont l’ontologie est négative, que définit ce qu’il n’est pas, en somme les attributs qu’il n’a pas – ce qu’il est sans avoir. Cette « humanité » est-elle politiquement indispensable (et ce caractère indispensable suffirait à la fonder politiquement ? certaines remarques de Derrida, ou de Sarah Kofman, par exemple le laissent penser) ?
Ce n’est pas impossible, mais c’est loin d’être sûr : car c’est risquer à tout moment de retomber dans le piège exclusif et discriminatoire de l’humanisme le plus classique, celui qui affirme l’humain comme valeur. Le risque est réel que l’auteur évite à tout instant. Le geste intellectuel est difficile : il ne s’agit de rien moins que fonder un humanisme à rebours, qui ne se définirait pas comme valeur et que ne définiraient pas des valeurs, mais dont la valeur paradoxale se définirait par son absence de toute valeur, par sa soustraction, le plus souvent subie, à toute valeur (le déporté antelmien en constitue une fois encore une sorte de paradigme, de la même façon que le « communiste » selon Mascolo ou le colonisé selon Césaire ou Fanon, autres figures « résistantes » qui innervent ce livre). « Tout le problème, écrit Martin Crowley, se laisse peut-être formuler selon l’antinomie suivante : s’il faut, au nom d’un universel résiduel, non-exclusif, et pour des raisons de résistance politique, définir l’humain à partir de la finitude, une telle définition n’évitera pas les exclusions auxquelles donne lieu une détermination de la finitude à partir de l’humain. »
Essai de philosophie, L’Homme sans l’est exemplairement de ce que se propose de publier la nouvelle collection « Fins de la philosophie », qu’il inaugure. En ceci par exemple qu’il repose aussi sur une solide histoire des idées (histoire des idées – « française » –, que Martin Crowley, britannique, connaît admirablement) et qu’il reconstitue la trajectoire des pensées et des pratiques où se retrouvent les élaborations les plus pertinentes de cette problématique, en ceci également qu’il met au jour les réseaux d’affinité, d’amitié, et de lutte commune qui les ont soutenues, et montre à quel point cette pensée de l’humain à partir de sa finitude résistante a représenté un fil conducteur discret mais tenace de la pensée française récente.
Cette histoire permet à l’auteur de commenter les débats contemporains. Avec le souci d’éclaircir en quoi ils relèvent justement de celle-ci : ce sera le cas, par exemple, des discussions entre Derrida et Nancy au sujet de la fraternité ou des animaux. Elle lui permet également de soumettre le champ actuel des débats à propos de l’humain – dans lequel font semblant de s’opposer un humanisme classique et une pensée du post-humain – à l’examen critique que facilite une compréhension exacte de cette autre histoire, et de la pensée de la finitude qu’elle recèle.
L’Homme sans finira ainsi par confronter la nécessité et l’impossibilité de maintenir sur le plan politique une pensée de l’humain. Il sera proposé, enfin, que cette nécessité exige précisément – selon une dialectique minimale, pour ne pas dire résiduelle, ruinée même, et en pleine connaissance de cause – l’expérience de cette impossibilité : qu’à partir de la finitude humaine résistante, partagée et partageante, en assumant tous les risques, puisse se formuler la solidarité qui (nous) manque.
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