« Je suis le medium de l’esprit d’Auschwitz, Auschwitz parle par moi. »
« Mon rapport au monde est exclusivement subjectif et éthique. […] Je ne veux pas regarder le monde rationnellement pour qu’il me regarde rationnellement à son tour ; je ne désire pas l’équilibre. Je veux l’existence, l’opposition ; je veux le destin, mais un destin qui soit le mien, que je ne partage avec rien ni personne. »
« Écrire une œuvre, élaborer une construction organique et humaine ici, maintenant, dans cette situation, est une activité humoristique, pour ne pas dire comique. »
Ces lignes, tirées du Journal de galère d’Imre Kertész, peuvent tenir lieu de point de départ à une réflexion sur les enjeux esthétiques, éthiques et politiques actuels de cette œuvre considérable. Une philosophie de l’existence s’y arrime à une éthique de la création, dans la pleine conscience de l’épreuve radicale que les régimes totalitaires (le nazisme puis le stalinisme) et l’expérience d’Auschwitz ont fait subir aux valeurs de l’art et de la littérature. Cette épreuve fait de l’écriture, et de la vie qui s’y trouve entraînée, une dérision, qui constitue dès lors la condition de survie et le matériau « humoristique » de l’œuvre.
En 2002, Imre Kertész recevait le prix Nobel de littérature pour une œuvre étrangère à tout poncif mémoriel, frayant sa voie propre entre témoignage et fiction, alliant essai, journal et récit. Parlant en survivant des camps nazis et en témoin du totalitarisme communiste, dans sa version hongroise dite « communisme Goulash », il racontait son « heuristique » d’écrivain tout en affirmant qu’Auschwitz avait « mis la littérature en suspens », faisant d’elle une question, subordonnée à une autre, plus large et toujours ouverte, du rapport de l’art à l’inhumain, et d’une philosophie morale adéquate à la situation présente.
Questions auxquelles Kertész répond par une exploration éthique et littéraire axée sur les notions d’« existence », de « destin », de « forme », de « récit » et de « catharsis ». Exploration qui le conduit à une certaine morale du destin, entièrement singulière malgré la reprise volontaire de ces vieux mots chargés. Cette morale, qui se constitue en acte dans les romans, d’Être sans destin à Liquidation en passant par Le Refus et Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, revient à « sauver » l’existence par une « forme » sans cesse reconstruite dans la langue natale, conduisant à un récit adressé et essentiellement destiné, capable de transformer l’expérience en « vie exemplaire », quand bien même le public destinataire ferait défaut (qui lui a longtemps fait défaut) : la forme du récit de soi place cette vie « sous le regard » d’une entité morale anonyme en l’absence de Dieu.
Mais Kertész questionne cette morale personnelle au regard de sa pertinence sociale et de son usage collectif : « Je ne veux pas être sauvé dans un monde damné », écrit-il dans Un autre. Chronique d’une métamorphose, journal de l’apprentissage de la célébrité, qui fait pendant au Journal de galère. Dans ses journaux, comme dans ses essais rassemblés dans L’Holocauste comme culture, une réflexion sur l’art et la vie s’élabore, qui lui fait formuler certaines propositions : appropriation critique d’un « mythe d’Auschwitz » conduisant à une éthique nouvelle ; nécessité d’une « catharsis » morale pouvant passer par l’œuvre d’art et sa transmission ; soumission de la mémoire collective à la pensée critique ; recherche d’une conduite politique et culturelle prenant acte de l’effondrement de l’humanisme ancien et de la destructivité des utopies politiques, mais soucieuse de réactualiser les grandes exigences héritées de l’Europe des Lumières : liberté, lucidité, bonheur.
Convaincues que cette œuvre, qui a fait naître un langage formel unique et radical, constitue l’une des plus importantes réflexions contemporaines sur l’après Auschwitz et « l’Holocauste comme culture », et plus largement sur l’état de notre monde et son devenir, les conceptrices de ce numéro de Lignes ouvrent un champ de questionnements sur ses enjeux éthiques, littéraires et philosophiques, en passant par l’étude attentive de ses textes et en tentant d’interpréter l’ensemble qu’ils constituent aujourd’hui : romans, récits, journaux, essais, articles, entretiens.
Sommaire
- Peter Esterhazy, Douleur, Inquiétude, Silence
- Georges-Arthur Goldschmidt, Relire « Être sans destin »
- Imre Kertész, « Il doit y avoir de l’Éros, il doit y avoir de l’humour dans l’art. » (Entretien avec Clara Royer)
- Catherine Coquio, Qu’est-ce que cela change ?
II
- Susan Rubin Suleiman, Nation, langue, identité : Kertész et la Hongrie
- Luba Jurgenson, Nazisme et communisme chez Kertész
- Jean-Yves Potel, Kertész et le socialisme réel
- Sara Molnar, La découverte existentielle de soi
III
- Natalia Zaremba-Huzsvai & Charles Zaremba, L’écriture « atonale » d’Imre Kertéz
- Frosa Pejoska, De la liquidation à la création
- Philippe Daros, Des significations du verbe « comprendre » chez Imre Kertész
- Philippe Mesnard, Un passage sur lequel on revient
IV
- Zsuzsa Selyem, Être objet, être sujet – les enjeux de la personnalité chez Imre Kertész
- Guillaume Métayer, Style, mémoire, destin : Kertész et Nietzsche
- Irene Heidelberger-Leonard, Imre Kertész en dialogue avec Jean Améry
- Andras Kanyadis, La métaphore échiquéenne dans « Le Refus » de Kertész
V
- Gabrielle Napoli, Ma vie ressemble à un rêve étrange
- Claire Laloyau, Le vertige de la forme souveraine
- Judit Maar, Construction de l’espace et sens du lieu dans l’œuvre de Kertész
- Daniel Oppenheim, Éthique de l’écriture et de la vie
Numéro conçu et réalisé par Lucie Campos, Catherine Coquio, Clara Royer