Une imprécation incessante, un scandale qui ira croissant ; à la fin, une mort ignominieuse. Rien n’est clair dans ce destin qui montra pourtant pour la transparence une attirance d’enfant. On voit bien quel monde cette imprécation vise (celui du consumérisme généralisé), mais celle-ci se désigne des ennemis inédits (par exemple l’hédonisme), ce qui n’ira pas sans constituer un scandale supplémentaire pour ceux qui ne veulent pas moins que lui le renverser, mais dont la candeur tient que l’hédonisme constitue l’un des moyens, sinon l’un des buts, d’un tel renversement.
Il y a, au principe de l’imprécation pasolinienne, un moralisme, là où l’on aurait pu croire que l’immoralisme seul œuvrait. Un moralisme qui est même ici le moyen d’une critique du monde moderne dont, non seulement l’immoralisme n’eût pas été capable, mais avec lequel, au contraire, le monde moderne eût partie liée. Cette intuition a depuis été amplement démontrée.
Un moralisme et une nostalgie. Une nostalgie pour un monde (une beauté, une nature, un peuple) en partie déjà perdu ou disparaissant dans l’accélération où toute chose était irréversiblement entraînée. Le bond en avant de la volonté de renversement de Pasolini est aussi une volonté de rétablissement de ce qui a été laissé en arrière. Autrement dit, c’est toute volonté de renversement qui aurait elle-même été candide dès lors qu’elle eût tout attendu de l’avenir (du progrès, etc.). Pasolini compte clairement au nombre des artistes/penseurs (Benjamin, Bataille, Adorno, Debord…) qui auront instruit le procès de la nature régressive, destructrice et avilissante du monde moderne au nom d’un progressisme clairement anti-moderne.
Quelque peu de goût que nous montrions généralement pour les commémorations, il nous a semblé que celle de la mort de Pier Paolo Pasolini (dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975) était l’occasion de nous faire nous retourner, non pas seulement sur l’œuvre et le destin d’un créateur d’exception (poésie, littérature, cinéma), mais sur les effets intellectuels, esthétiques et politiques d’une création et d’un destin susceptibles de relancer la possibilité d’une pensée politique radicale.
Sommaire
Paul Magnette, Pasolini politique
Christian Prigent, La tristesse de Pasolini
Alain Brossat, De l’inconvénient d’être prophète dans un monde cynique et désenchanté
Jean-Paul Curnier, La disparition des lucioles
Éric Clemens, Les corps de Pasolini
Alain Naze, Image cinématographique ; image dialectique. Entre puissance et fragilité
Lina Franco, La parole de L’Ancien Testament et les infinis libres indirects d’Orgia
Daniel Wilhem, Bourdon
Ben Matsas, Soleil noir de Pasolini
Jean-Christophe Valtat, L’allegorie hallucinée. « La Vision du Merde » dans Pétrole
Isabella Checcaglini, J’aurais voulu hurler, et j’étais muet
Stéphane Nadaud, La ronde
Directeur : Michel Surya
Comité de rédaction : Fethi Benslama, Alain Brossat, Jean-Paul Curnier, Jean-Luc Nancy, Bernard Noël, Jacqueline Risset, Enzo Traverso