"Un jour de mai 68, j’y ai vu une chose très belle. […] Tout un café pleurait. […] Une grenade lacrymogène était tombée. Si je n’y étais pas allé régulièrement tous les matins, je n’aurais rien vu de tout ça. Tandis que là, sous mes yeux, une brèche s’était ouverte dans la réalité.
Il est trop tard, n’y allons pas. J’ai peur de ne plus rien y voir. J’ai peur. J’ai peur. Je ne voudrais pas mourir."
Jean Eustache, La Maman et la Putain
Ne pas mourir, ou, autrement dit : ne pas céder à une menace, toujours présente, d’extinction de soi. Le cinéma, mécaniquement voué à l’enregistrement du temps et à la restitution de son empreinte, a pu, peut, se saisir de cette exigence comme d’un viatique en rendant compte de l’expérience de personnages aux prises avec la crainte du dépérissement ; en imaginant des trajets narratifs et temporels qui s’inscrivent hors des récits programmatiques ; en engageant la pratique même des cinéastes – les formes inventées par ceux-ci étant forcément travaillées par une éthique et une histoire. Le travelling accompagnant Nanni Moretti sur la route d’Ostie, objet du texte qui ouvre ce numéro, déplie ainsi, en même temps qu’une trajectoire intime, une histoire du cinéma, du politique, et des paysages.
Si la question appartient à chacun en tant qu’elle est le point de butée de toute existence, elle se pose aussi en termes éminemment politiques : quelle action, quelle stratégie, quel ressaisissement adopter pour sortir du sentiment d’impuissance, du désarroi, de la peur, pour qu’encore puissent s’ouvrir des brèches dans la réalité ?
La formule ne concerne donc pas uniquement les blessés, les malades, les personnages pris dans des situations d’extrême urgence de survie, tels les amants des films de Jean Cocteau s’indignant d’une possible séparation par la mort. Elle est aussi celle adressée aux vivants : ne pas mourir est alors à envisager comme l’expression d’une lutte, d’une levée, d’une résistance. Cette résistance intéresse autant la représentation d’individus que celle de communautés menacées d’effacement : exemplairement, les Indiens. Elle se mène à deux contre une série d’épreuves dans les films de Buster Keaton ou dans le peu connu Ça n’arrive qu’aux autres de Nadine Trintignant.
Les enchevêtrements temporels expérimentés par les personnages principaux d’Un jour sans fin (Harold Ramis) et de Je t’aime, je t’aime (Alain Resnais) apparaissent ainsi comme autant de façons de déjouer les règles communes pour parvenir à s’échapper des vanités quotidiennes. La vitalité et l’intensité romanesque de la mise en scène de François Truffaut, tout comme les malices de Charlot, s’avèrent également une réponse à cette injonction ; ou encore : la mission, la lutte acharnée et toujours déçue menée par Frankenstein pour ramener les morts à la vie. Il ne s’agit pas d’aspirer à l’immortalité, mais bien d’affronter la vie jusqu’à ce qu’elle contient d’intolérable : ce n’est pas tant qu’il ne faut pas mourir, c’est qu’il faut ne pas mourir.
La place de l’œuvre de Béla Tarr sur la carte du cinéma contemporain pourrait constituer un autre exemple de cette résistance, en retrouvant l’art tarkovskien du « temps scellé » dont on croyait l’alchimie perdue. L’iconographie mélancolique et l’autarcie formelle de son cinéma s’imposent comme une résistance intempestive au temps qui passe, viennent hanter notre époque, en révéler l’inconsistance et la désagrégation. La rétrospective que le Centre Pompidou consacre au cinéaste hongrois en décembre 2011, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, est l’occasion pour Vertigo de lui porter l’attention qu’il mérite.