Le Devenir Debord n’est pas un livre de plus sur Debord (sa vie, son œuvre : exigence, exégèse). Mais un livre avec Debord. Devenant Debord. Plus exactement, avec en soi un devenir Debord. Non pas par imitation. La pensée, c’est ce qui ne s’imite pas. Non pas donc pour devenir soi-même Debord après lui. Mais pour que tout devienne un peu de ce que Debord fut et pensa. Le redevienne. Le redevienne au point que lui-même revienne. Jugnon a de ces phrases expéditives qui peuvent étonner mais qui enchantent aussi (c’est selon) ; ainsi, celle-ci : « Tout le monde est mort aujourd’hui : Lacoue-Labarthe, mais aussi Hegel, et encore Artaud. » On ne peut pas être moins philosophe.
Pour enseigner la philosophie (et la maîtriser supérieurement, comme en atteste son Nietzsche et Simondon récemment paru chez Dittmar), Jugnon n’en instruit pas moins un profond procès contre la philosophie en général. Il ne pense pas en philosophe, mais en écrivain : même vitesse, même ton d’affirmation. Il cite, certes, mais comme on donne à entendre des voix dans un théâtre de pensée. Aucun souci de démonstration. C’est une philosophie cependant, mais une philosophie performative – de performance et de performation (en art, on dirait que cela ressemble à une installation). Tout est en réalité pris dans un mouvement, dans une vitesse tels que c’est tout entier à prendre ou à laisser. Puisqu’il s’agit de nuire à un système à quoi il semble que rien ne puisse nuire, tout est bon pour alimenter la forge ou, comme disait Nietzsche, pour faire sa pelote.
Comment commence-t-il ? Ainsi, pas en philosophe, donc : « Mais le mot dont il s’agit pour nous ici a nom : Debord. C’est une voie de fait, un acte politique, du terrorisme intellectuel. » Pas seulement une pensée, donc, mais une pensée en acte, en acte politique, contre la politique pensée par la restauration sarkozienne : sa haine de l’art, de la littérature, de la philosophie… Debord est ici le nom possible – prétendument nihiliste – d’un combat – contre le vrai nihilisme. À ce vrai nihilisme, Jugnon donne le nom d’antihumanisme. Pas au sens admis depuis Foucault, aujourd’hui intenable (trop abstrait, trop conceptuel). Au sens au contraire où il s’agit de reproduire de l’homme contre tout ce qui s’emploie à le tenir pour rien ; et la politique sarkozienne, nom transitoire d’une politique globale du capital, tient l’homme pour rien, le réduit à rien, au mieux le ridiculise, au pire le nie.
Poème si l’on veut, mais poème politique que ce Devenir Debord. Lautréamont, Rimbaud, Nietzsche, Deleuze, Nancy traversent aussi ces pages, que Jugnon cite, souvent, toujours avec passion (ni pour applaudir ni pour se justifier). Citations qu’il emploie par appropriation, et non par ajout ; pas pour ajouter des lignes aux lignes, mais de l’expérience à l’expérience, de la chair à la chair, de la vie à la mort…
Table
Introduction : La vraie vie politique : petit nécessaire à révolution
1. La naissance et la mort
2. Le pèse-nerfs, voici l’homme
3. Le Debord de Nietzsche
4. Le rapport Debord
5. L’unique et sa propreté
6. Debord 68, la démocratie absolue
7. Debord poète et prothésiste
8. La marche nietzschéenne de Guy Debord
Alain Jugnon enseigne la philosophie. Il est l’auteur de pièces de théâtre et d’essais : Le Contredieu et autres guerres dans les lettres humaines (Éditions Le Grand Souffle) ; Encyclique anale (Éditions Parangons). Il a coordonné l’ouvrage collectif paru en avril 2007 aux Éditions Le Grand Souffle : Avril-22, ceux qui préfèrent ne pas, défense ferme et définitive de la nécessité de s’abstenir. Il a récemment fait paraître : À corps défendant : Une légère philosophie à l’usage des acteurs (Éditions Nous, 2010) et, chez Lignes, Artaudieu : L’individu contre la mort (coll. « Fins de la philosophie », 2010).