On pourrait se risquer à définir la condition de l’homme occidental contemporain comme celle d’un vivant qui, à défaut d’avoir totalement renoncé à l’amour et aux plaisirs de la chair, aurait troqué sa condition politique contre un système de couverture immunitaire. Qu’il désigne ces garanties et protections comme les plus chères de ses « libertés » est patent. Se trouve ici à l’œuvre un constant aveuglement quant à l’horizon dans lequel est appelée à se manifester l’autonomie des hommes… libres.
L’irruption de la politique en tant qu’exercice de la liberté et création de valeurs prend toujours, dans les sociétés occidentales contemporaines, l’institution dite démocratique par le travers, la contrarie et l’offusque. En ce sens, il n’y a guère de sens à parler de « condition politique de l’homme moderne » ; Hannah Arendt a raison de rappeler que la politique est l’affaire « des hommes » et non pas de « l’Homme générique ».
En effet, ce sont toujours des hommes qui, dans un champ d’immanence constamment changeant, sont portés, de manière aléatoire, par des flux imprévisibles de repolitisation de l’existence sur fond de vie en commun intrinsèquement dépolitisée ; celle-ci est en effet, pour l’essentiel, saisie par le cycle production/consommation et ainsi soumise aux conditions de dispositifs de contrôle, de surveillance de sécurité, d’assistance et de valorisation qui excluent toute espèce d’opération politique – ou alors ne sont le théâtre de moments de repolitisation que quand leur efficace fait l’objet de litiges entre gouvernants et gouvernés.
La politique qui doit s’inventer, sous les auspices de la résistance infinie, mérite ses propres noms, ses propres mots. Quand il y a de l’événement, de nouveaux mots de la politique s’inventent, qui découpent un champ inédit, inconcevable auparavant. En attendant, nous ne nous reconnaissons aucunement dans la posture d’énonciation d’une position politique qui consisterait en ceci : « Nous, vrais démocrates, etc. », posture vertueuse, irréprochable et bien policée. Si la politique est appelée à revenir, ce ne sera que par le côté du sauvage et de l’imprésentable ; là où s’élèvera cette rumeur où se laisse distinguer le grondement : « Nous, plèbe, nous, barbares… ».
Alain Brossat est philosophe, membre du comité de la revue Lignes. Il enseigne la philosophie à l’université de Paris-8 Saint-Denis. Il est notamment l’auteur de : L’Épreuve du désastre ; Le Corps de l’ennemi ; Pour en finir avec la prison.
Du même auteur aux éditions Lignes :
- Le Serviteur et son maître