Tout sépare-t-il Alain Badiou et Philippe Lacoue-Labarthe ? Tout ne les sépare pas et eux-mêmes s’en sont expliqués : leur dialogue commence dès 1988 avec L’Être et l’évenement, auquel Lacoue répond à l’occasion d’une intervention au Collège international de philosophie, en décembre 1988. Réponse en forme de question, dans un premier temps : « En réalité, je souscris bien à la “fidélité à l’être tel que le vide le nomme”. Je souscris également à la nécessaire interruption du poème. Il y va, dans l’un et l’autre cas, de la possibilité de l’événement. Mais pourquoi, et c’est au fond ma seule question, devrait-ce être au profit du mathème ? N’y a-t-il pas autre chose à inventer qui transit notre “monde” ? »
L’un est un platonicien ; on peut même dire qu’il répète le geste philosophique platonicien pour notre temps . L’autre ne l’est pas ; on peut au contraire dire de lui qu’il n’est pas moins un poète qu’il n’est un philosophe. Ce qui le justifie de s’opposer eu premier en ces termes : « En réalité, je me suis trouvé sous le choc de la dure exclusion du poème par le mathème. De la répétition, revendiquée, du “geste platonicien”. Ce n’est pas que je sois pour “l’inversion du platonisme” : de Schelling à Heidegger, en passant par Nietzsche, on a vu où cela conduit – ou peut conduire (il s’en faut toujours de très peu, malheureusement) ». À travers cette discussion, peut-être ce « litige », dit encore Lacoue, il y va donc, aujourd’hui, de rien de moins que de la possibilité du Poème, comme de la possibilité de la philosophie. C’est-à-dire de l’avenir.
Lacoue continue en ces termes bien faits pour résumer les enjeux : 1. la répétition moderne du geste platonicien par Badiou ne peut laisser de reconduire son pharmakos le plus célèbre, l’exclusion du poète tragique, c’est-à-dire, suppose la Vulgate, du Mythe ; 2. l’arraisonnement archi-politique du Poème au Mythème n’a pas été une opération des poètes eux-mêmes, mais de la philosophie. Lacoue cite les trois noms qu’il faut faire comparaître à charge d’une pareille opération : Schelling, Nietzsche, Heidegger.
Mehdi Belhaj Kacem reprend ces deux points dans le détail et analyse comment les poètes, c’est-à-dire, les artistes modernes en général, sont ceux qui, peut-être avant qui que ce soit d’autre, en tout cas avant les politiques ou les philosophes, auront essentiellement été les agents héroïques d’une interruption du mythe. Quelles conséquences cela peut-il avoir pour nous ? Des conséquences considérables, nous dit Mehdi Belhaj Kacem, qu’il mesure, dans ces deux conférences, à ce qu’il est advenu à l’art depuis trente ans.
Mehdi Belhaj Kacem est né en 1973. Il a récemment publié :
La Psychose française, Gallimard, 2006
Incipit : L’esprit du nihilisme, Ikko, 2006
Manifeste antiscolastique, Nous, 2007
Ironie et vérité, Nous, 2009
L’esprit du nihilisme. Une ontologique de l’Histoire, Fayard, 2009
Recension par Jean-Clet Martin (24 août 2010)
Recension par Jérôme Lefèvre sur Dust-distiller [9 mars 2012]