Vers la cent-vingtième journée de son règne, Bouffon eut cette formule mémorable : le premier des droits de l’homme, c’est celui des victimes. Jamais sans doute – en ce pays, du moins – un homme politique n’avait jusqu’alors donné à voir aussi distinctement la relation qui s’établit entre le nom réenchanté de « la victime » et le désir d’État fort, de gouvernement autoritaire. Désir obscur assurément partagé entre une partie du corps social et autorité politique, mais auquel donne bel et bien voix ici le plus autorisé des dirigeants. En donnant à cette aspiration désastreuse statut de maxime de gouvernement, Bouffon ouvre en effet aux corps répressifs de l’État un crédit de violence et d’arbitraire illimité. Il instaure une modalité de gouvernement qui, jusqu’à présent, n’existait qu’en pointillés : le gouvernement au fait divers, le temps des lois sur mesure alignées sur les affects réactifs du public et destinés à enchaîner clause d’exception sur clause d’exception.
Que ce soit à l’occasion du viol d’un enfant par un pédophile récemment libéré de prison ou bien lors du prononcé d’un non-lieu dans l’affaire d’un meurtrier déclaré pénalement irresponsable en raison du trouble psychiatrique ayant « aboli son discernement » lors des faits, Bouffon statue, à chaud : c’est, en de telles occasions, le point de vue de la victime sur le crime qui doit l’emporter et fixer la norme, c’est sur ce point de vue que doit se régler la loi. On ne saurait mieux dire : il faut, sur ces sujets hautement mobilisateurs, sur ces sujets à valeur ajoutée, au temps de la démocratie du public, il faut en revenir au régime ancestral de la vindicte : donner, sans médiation, satisfaction, aux victimes, à leur désir de vengeance et de réparation ; il faut abolir la notion moderne d’une normativité générale (le code pénal) à laquelle soient rapportés les crimes et délits, petits et grands, courants et exceptionnels (surtout exceptionnels, insiste Benjamin Constant, afin de « refroidir » le terrible face à face entre l’infracteur ou le perpétrateur et la victime) pour restaurer le régime immémorial du cas par cas et de l’exception judiciaire permanente : à crime exceptionnel, particulièrement « odieux » (perçu par le public comme tel), sanction exceptionnelle, démonstrativement exceptionnelle ; en vertu de quoi, Bouffon, en privé, mange le morceau : en son âme et conscience, il est favorable à la peine de mort pour les pédophiles.
En vertu de quoi l’on ne prend pas grand risque à le prédire : à ce train-là, il ne passera pas plus de quelques mois avant que le tabou établi depuis 1981 de la reprise du « débat » sur la peine de mort soit levé. À quoi, du moins, l’on mesurerait les dimensions du gouffre dans lequel la vie publique et les arts du gouvernement sont tombés dans ce pays. Une chute annoncée de longue date, mais vertigineusement accélérée depuis que les souris se sont donné un roi.
Finalement, ce qui se joue ici est assez simple – tragiquement simple : tout se passe comme si pour une sorte de majorité informe de « gens » de ce pays, les aspirations positives les plus constantes et les plus légitimes (à davantage d’autonomie et de temps libre, aux moyens pour chacun de donner libre cours à sa part de fantaisie, à une amélioration des bases matérielles de l’existence…) ayant été massivement, obstinément, systématiquement découragées, avait pris corps un désir secondaire et violemment réactif, constamment attisé par les politiques autoritaires et sécuritaires : désir de punir, d’exclure, de stigmatiser, de faire rentrer dans le rang, d’en faire baver, d’aligner, de tirer vers le bas, etc. Il faut avoir le courage et la lucidité de l’admettre : avec Bouffon, ce n’est pas seulement à un virus particulièrement résistant de la politique néo-conservatrice que nous avons affaire, à un incube particulièrement coriace du gouvernement autoritaire, mais à un symptôme : ce qui est destiné à nous inspirer le plus vif sentiment de désolation, c’est davantage du côté du public que de celui du pouvoir que nous le rencontrons.
La rhétorique de l’émotion vengeresse, les diatribes punitives et disciplinaires de Bouffon ne feraient que nous divertir, comme c’était le cas lorsque de Gaulle y allait de ses coups de menton à la fin des années 1960, si elles n’étaient pas instantanément relayées, de manière plus ou moins explicite, par notre entourage. C’est lorsque la prose empoisonnée de Bouffon à propos de l’indispensable rétablissement des lettres de cachet pour les pédophiles m’est revenue dans la bouche d’un ami très cher et à l’occasion d’un repas fraternel que j’ai mesuré l’ampleur du désastre – « tout cela est bien joli au plan des principes – mais si c’était ton gosse ??? »
L’enjeu, tout philosophique, de la chose est exposé là sous nos yeux : le « concret », dans toute son abjection, opposé au réel devenu inarticulable.
Reste donc à prendre date : la seule chose que promettent les « tournées de victimes » entreprises par Bouffon, ce sont d’autres victimes, des morts, du sang et des vies détruites par la violence de l’État. Je divague ? Rendez-vous dans cent autres jours, dans deux cents, dans trois cents autres…
Alain Brossat
Alain Brossat est professeur de philosophie à l’université de Paris-8. Il contribue très régulièrement à la revue Lignes. Il a récemment publié
Le Sacre de la démocratie, aux Éditions Anabet.
BOUFFON IMPERATOR
En coédition avec le magazine Politis
En librairie le 18 janvier 2008
À rebours d’une actualité toujours davantage soumise au rythme des déclarations officielles ou officieuses, des faux scoops et des provocations millimétrées, le philosophe Alain Brossat a pris le temps de disséquer, chaque jour, pendant 100 jours, les faits et les paroles de « Bouffon imperator » et de son entourage. Faits et paroles symptomatiques d’une « décomplexion » proche de l’arrogance, dont on souhaiterait qu’elle demeure cantonnée au registre de la simple fiction.