Le contexte : les actions judiciaires en cours aux Antilles et à Paris pour les « réparations » du crime de traite négrière devraient prendre une particulière consistance début 2015.
L’histoire : l’équivalent espagnol de notre CNRS, le Consejo superior de investigaciones cientificas (CSIC), a proposé récemment – en 2002 et en 2007 – l’édition critique de deux textes, datant de1681 et1682, quasiment inconnus jusqu’alors, d’inégale valeur théorique mais l’un et l’autre d’une vigueur conceptuelle massacrante, écrits par deux capucins, l’Aragonais Francisco José de Jaca : Conclusions sur la liberté des nègres et de leurs aïeux, autrefois païens et désormais chrétiens, rédigé en espagnol, mâtiné d’innombrables citations latines ; et le Jurassien Epiphane de Moirans : Esclaves libres ou défense juridique de la liberté naturelle des esclaves, rédigé en latin.
L’un comme l’autre missionnaires en des régions diverses des « Indes occidentales », ils sont témoins de la vie des esclaves noirs et des pratiques des esclavagistes européens – pas seulement espagnols, mais aussi français, portugais, anglais et hollandais –, du calvaire des uns et de la férocité des autres. Ils s’insurgent, prêchent pour le châtiment des maîtres et l’abolition immédiate de l’esclavage, dénoncent les pouvoirs civils et ecclésiastiques qui le maintiennent et le pratiquent. Dont il résulte condamnation par les autorités civiles et ecclésiastiques, suspensions canoniques, prisons, excommunications, exils, renvois en Europe. Dont il résulte aussi recours à Rome, implication explicite dans l’affaire de l’autorité pontificale – en la faveur –inattendue–des deux capucins ; faveur vite occultée.
Le capucin jurassien démontre que la traite et l’esclavage des Noirs sont contraires au droit divin et à la loi naturelle, au droit divin positif (les « écritures »), au droit civil, au droit canon, au droit de guerre, au droit pénal, au droit des gens. Bref, à tous les droits. La clarté et la force admirables de ses argumentaires le conduisent à des « conclusions » qui, aux yeux de l›auteur, suffisent amplement à légitimer la publication d’un tel livre :
– arrêt immédiat de la traite, pas de moratoires ni des demi-mesures ;
– abolition totale de l’esclavage des Noirs ;
– paiement intégral à chaque Noir de ce qui lui est dû pour son travail ;
– octroi aux Noirs des terres qu’ils ont labourées ;
– dédommagement pécuniaire à chacun pour les mauvais traitements subis, pour les risques de mort supportés (notamment lors de la traversée de l’Atlantique –De Moirans avance le chiffre faramineux d’« un tiers de morts » par cargaison de déportés) ;
– paiements, restitutions et dédommagements à transférer aux ayants droit des esclaves déjà décédés, sans limitation ni du temps écoulé à partir de l’abolition ni du nombre de générations s’étant succédé depuis.
Avant d’exposer ses conclusions, De Moirans analyse avec rigueur et rejette avec élégance les mille et un « arrangements » avec le droit, la loi et les « écritures » proposés par des théologiens de haut rang et des philosophes pour légitimer l’esclavage.
Nous sommes en 1682. Soit trois ans avant la promulgation du très funeste édit du « Code Noir ».
Avec Montesquieu, l’orée des Lumières s’annoncera bientôt. Un bon siècle après, naîtront les « amis des Noirs ». D’autres voix se feront entendre, non pour que l’esclavage cesse immédiatement, mais pour limiter les « excès inutiles » dans le comportement des maîtres, et planifier l’abolition (après d’interminables moratoires). Mais personne, que je sache, n’approchera, pas même de loin, la rigueur conceptuelle du capucin.
On connaît cette succession de dates :
Révolution française et Convention : abolition de l’esclavage.
Napoléon : restauration de l’esclavage.
IIeRépublique : abolition définitive de l’esclavage.
Il n’aura pourtant été ni ne sera jamais question des réparations dues aux esclaves ou à leurs ayants droit.
Ces réparations dont il est enfin question.
Quoi qu’il en coûte aux laïcs dont l’auteur fait partie, il faut se rendre à l’évidence : dans ce domaine, la « lanterne » des capucins éclaire infiniment mieux que les « loupiotes » des Lumières, dont le livre rappellera les très « théologiques » arrangements et très pitoyables gesticulations (d’où le sous-titre).
Louis Sala-Molins est né en 1935. Il a été professeur de philosophie politique aux universités de Paris 1 Panthéon-Sorbonne (où il a succédé à Vladimir Jankélévitch, dont il était l’« assistant ») et de Toulouse 2 Le Mirail.
La plupart de ses publications concernent la philosophie du droit en général et deux désastres « juridiques » en particulier : le droit inquisitorial, et les légitimations juridiques de l’esclavage.
Quelques titres :
Nicolau Eymerich.Le Manuel des inquisiteurs, 1973 et 2001
Eymerich, Court traité, Millon, 1986
Le Dictionnaire des Inquisiteurs. Valence 1494, Galilée, 1981
La loi, de quel droit ?, Flammarion, 1977
Sodome. Exergue à la philosophie du droit, Albin Michel, 1991
Amérique latine : philosophie de la conquête (Silvio Zavala), 1977
Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, P.U.F., 1987, 12ème édition 2012
L’Afrique aux Amériques. Le Code Noir espagnol, P.U.F., 1992
Les misères des Lumières. Sous la raison l’outrage, 1992 et 2008
Déraison, esclavage et droit, 2002
Recension par Philippe Triay sur Outre-mer Première (septembre 2014).
Recension par Pauline Guedj dans Politis (novembre 2014).