Polémiques sur le voile islamique et sur la loi réhabilitant les vertus du colonialisme, soulèvement des cités, pétitions d’historiens sur les lois mémorielles, commémoration de l’abolition de l’esclavage, des massacres de Sétif et des noyades du 17 octobre 1961, de la loi de 1905, de séparation de l’Église et de l’état, mausolée pour les combattants musulmans morts à Verdun, querelles passionnées autour de Tariq Ramadan, escalade victimaire entre Dieudonné et Finkielkraut, grossièretés racistes du député-maire de Montpellier, défilé antisémite rue des Rosiers, empoignades sur les caricatures de Mahomet et le droit au blasphème, polémiques sur l’assassinat d’Ilan Halimi, inauguration du Musée (des arts premiers ? des arts primitifs ?) du quai Branly… : douleurs de mémoire, douleurs d’identités ; ou : fiertés retrouvées et violences de celles-ci. Peut-être assistons-nous à ceci : la transformation des premières en secondes.
Le titre de ce numéro (“Ruptures sociales, ruptures raciales”) nous paraît s’imposer pour désigner l’évidence de ce qui menace le plus profondément la société française (mais pas seulement elle). Les faits qu’il désigne s’imposent à l’actualité, quand bien même ils ne s’imposent que difficilement aux politiques et à leurs commentateurs (pas un mot, sinon biaisé : l’emploi, la sécurité, etc.), quand bien même ils ne s’imposent pas davantage à la pensée, sollicitant à sa place la polémique, l’invective.
Première observation : nous n’avons pas voulu séparer dans les ruptures entre ce qu’elles ont de “social” et ce qu’elles ont de “racial”. Elles se superposent, sont quasi-homothétiques, comme l’a amplement démontré le soulèvement des banlieues de décembre 2005 : au principe de cette exaspération, il y a une revendication, en effet sociale, systématiquement insatisfaite.
Seconde observation : reprendre le mot “racial” ne va pas sans risque (la pudibonderie nous en prévient, qui préfèrerait : communautarisme). Il semble en effet en concéder l’usage aux politiques les pires. Il le faut cependant dès lors que le mot sert lui-même de plus en plus fréquemment d’identification de soi, et tend à acquérir un caractère d’affirmation qu’il n’avait pas connu jusque-là (un peu comme aux États-Unis, dans les années 1960 et 1970 – “Black is beautiful”). Il nous faut également poser la question de l’anti-racisme (lequel concédait aussi malgré lui l’usage du mot “race”), c’est-à-dire celle de la nécessaire redéfinition de l’anti-racisme dans une perspective qui ne veut pas cesser de se donner comme universaliste, ou républicaine, cas dans lequel la question de l’universalisme, de même que celle du républicanisme, se trouvent par le fait reposées.
Michel Surya
Sommaire
Michel Surya, Avant-propos en guise de fin (d’une époque)
Daniel Bensaïd, Travaux, blessures, et abus de mémoire
Étienne Balibar, Uprisings in the banlieues
Fethi Benslama, L’outrage global
Alain Brossat, Déposition en faveur d’une existence postnationale, à défaut d’une vie tout à fait cosmopolite
Jean-Loup Amselle, Le Président Premier
Jean-Paul Curnier, Réservoirs de chair
Mehdi Belhaj Kacem, « Cher Michel »
Christiane Vollaire, Les corps résiduels de la fiction sociale
Jean-Paul Dollé, Rupture sociale, rupture raciale
Olivier Douville, De la tentation de la fracture ethnique et raciale à l’adolescence
Alexandre Costanzo, Le principe de réalité
Ahmed Henni, Fracture sociale et fracture raciale ou De la dynamique d’un capitalisme patricien
Fethi Benslama, La défense et le différend
(Textes réunis par Fethi Benslama, Alain Brossat et Michel Surya)