L’œuvre théorique de Jean-Paul Curnier est la mieux connue, parmi les plus singulières, et les plus remarquables. Pensée et écrite par une sorte d’Alceste politique, dont il ne suffit pas de dire qu’il n’a pas fait tout ce qu’il fallait pour qu’elle soit plus connue, dont il faut au contraire dire qu’il a beaucoup fait pour qu’elle le soit moins, en tout cas pas de n’importe qui, de peur de ressembler à tous ceux qui se font trop connaître pour de mauvaises raisons. On dira en langage d’époque que Jean-Paul Curnier fut un « radical-chic », quand il faudrait dire qu’il était simplement mais impérieusement jaloux de sa liberté, laquelle ne se négociait pas. Incompromis, « incompromissible » si le mot existait (mais il n’existerait que si la chose elle-même existait).
On connaît moins son œuvre littéraire. Du moins n’en a-t-on rien pu lire depuis l’admirable – et admiré – Peine perdue (éditions Léo Scheer, 2002). Un fort volume (350 pages) où il était enfin rendu possible de la découvrir. Une tout autre œuvre, qui nous a découvert un tout autre auteur, peut-être, même aux meilleurs de ses amis, un tout autre homme (mais non, le même, mais intime). Rien là de sa tonitruance politique : à l’opposé, des mélodies douces-amères, des variations infimes mais infinies sur la peine de vivre, sur le malentendu d’amour, sur les mécomptes de soi, amusés et pas même amers, sur le rien qu’on ne sait pas comment fuir, mais qu’on ne fuit pas sans risque, parce que la déception est inhérente à toute fuite, et parce que le malentendu alors n’en est que plus épais. Tout y est d’un humour modeste et triste, léger et incrédule, sans reproche aucun, sans plainte non plus – délicat à l’extrême. La vie est comme on dit : le fait est, dont il faut rire. Rire (d’un rire léger) du fait qu’il faille être deux dans l’amour et qu’il y en ait toujours un de trop : soit qu’il n’y trouve pas sa place soit que l’autre ne la lui reconnaît pas. Rire de ce qu’il n’arrive rien (constante de cette mélodie) ou que ce qui arrive soit arrivé pour rien (sinon pour se retrouver vite un peu plus seul). Et que ce que retrouve alors celui qui est plus seul qu’avant, ce n’est pas lui, ou lui seul, mais lui en pire. Rire de ce que chacun soit deux, deux au moins, ce qui complique tout de même considérablement l’équation amoureuse. Heureusement, écrit-il, mais est-ce que ça suffit à rendre « heureux » : « Rien n’arrive ! Et ça arrive souvent ! » Et s’il arrive tout de même quelque chose, qui sait par quelle mégarde, « Ce qui arrive/ est nécessairement rien du point de vue du futur,/ car rien ne saurait mettre fin au rien/ sans à son tour être promis à rien.// Vu de cette façon,/ ce qui arrive peut être regardé avec un grand soulagement. » Si rien n’arrive, partir serait la solution (autre constante de ce livre). Sauf que tout départ avorte, parce que tout départ, par le fait, est un faux départ (« Le faux départ est faux partout, parce que sans être parti/ on voudrait surtout ne pas avoir à être là/ et c’est un faux rester. »).
Par-dessus tête est constitué de tous les textes « littéraires » introuvables de Jean-Paul Curnier (parus si confidentiellement) ou inédits. De deux longs récits, (« Ici et ailleurs » et « La vie recommencée »), des sortes de nouvelles, et de… quels noms leur donner ? Des chansons ou des poèmes de la vie ordinaire, (« L’extrême ordinaire » est le titre de l’un d’eux – sous-titre programmatique : « De l’incommunicabilité heureuse ») où ce qui se passe ne se passe pas dans un faste d’opéra, mais plutôt entre supérette et cafétéria. Lieux des vies où (presque) rien n’arrive.