Dans le premier des deux textes réunis dans ce court volume, « Les Hétérotopies », Michel Foucault se fait l’initiateur, et peut-être le praticien d’une science nouvelle et, par définition, improbable : la science des espaces utopiques, ou, plus précisément (précision paradoxale ou aporétique), comme il le nomme lui-même, des espaces hétérotopiques (il les appelle aussi des « contre-espaces »). Cette science, il la baptise du nom en effet scientifique d’hétérotopologie. La vérité oblige cependant à préciser qu’il entend par là moins une science savante qu’une science rêveuse, moins une hétérotopie savante qu’une hétérotopie rêveuse, comme son sujet y invite en effet. S’il s’agit d’« ailleurs », d’« ailleurs »-sans lieu, comment les connaître et les enseigner sinon sur le mode du désir, de l’unique et impérieux désir d’y fuir, d’y échapper aux « ici » – aux topoï –, rudes, massifs, oppressifs.
Faute d’aller jusqu’à tenter d’engager un inventaire impossiblement rigoureux de ces ailleurs sans lieu (ce serait les rabattre sur tous ceux qui n’ont que trop lieu et trop de lieux), Foucault en énumère un certain nombre. Étrange liste où l’on sent un attrait, une connivence, une convoitise, même quand certains de ceux-ci sont sombres ou mortifères : les jardins, les cimetières, les asiles, les maisons closes, les prisons, les maisons de retraite, les musées, les bibliothèques, etc. Les bateaux, enfin et peut-être surtout. Il entre un étrange enchantement dans cette énumération qui s’inspire secrètement de l’enfance : « Les civilisations sans bateaux sont comme les enfants dont les parents n’auraient pas un grand lit sur lequel on puisse jouer ; leurs rêves alors se tarissent, l’espionnage alors y remplace l’aventure, et la hideur des polices la beauté ensoleillée des corsaires ». Où la science annoncée fait un pas de côté pour aller à la rencontre de la littérature d’un Roussel ou d’un Leiris.
La seconde de ces deux conférences – « Le corps utopique » – est plus surprenante encore, et pour le coup, presque intime. Qu’y a-t-il de moins utopique, demande Foucault, que le corps, que le corps qu’on a – lourd, laid, captif. Rien n’est en effet moins utopique que le corps, lieu duquel il ne nous est jamais donné de sortir, auquel l’intégralité de l’existence nous condamne. Semble-t-il. Car cette affirmation suscite son objection, que Foucault formule aussitôt : rien n’est certes moins utopique que le corps lui-même, à ceci près que nul ne l’est plus que lui aussi, que c’est de lui que sont nées et nous sont venues toutes les utopies – le corps est lui-même une autotopie en quelque sorte, par opposition aux « hétérotopies » qu’imaginait la première conférence. Le corps grandi, tatoué, maquillé, masqué forme autant de figures possibles de cette utopie inattendue et paradoxale du corps. La parure, les uniformes en sont aussi de possibles. Comme la danse (« corps dilaté selon tout un espace qui lui est intérieur et extérieur à la fois »), ou encore la possession…
Mais, c’est l’érotisme, à la fin – Michel Foucault dit même « faire l’amour » – qui est le plus susceptible d’apaiser l’inapaisable désir du corps de sortir des limites qui sont les siennes. Ou des caresses comme moyen d’« utopiser » le corps.
Dans sa présentation, qui vient clore ce recueil, Daniel Defert retrace l’improbable destin du concept d’"hétérotopie", entre Venise, Berlin (surtout) et Los Angeles.