Les bûchers et la persécution des sorcières à la Renaissance sont l’autre visage de l’humanisme naissant, de l’émergence d’un idéal universel d’Homme. La barbarie apparaît comme la sœur jumelle d’une Raison qui commence à prendre conscience de sa force et à se transformer en outil de domination. Émancipation et violence persécutrice avancent inséparables, enlacées dans une danse endiablée dont l’issue demeure incertaine.
Dans Le Corps du diable, Esther Cohen inscrit les sorcières parmi les vaincus de l’histoire, en montrant la continuité tissée par l’Occident conquérant dans sa tendance à éradiquer les différentes figures de l’altérité qu’il rencontre successivement. Incarnés par les sorcières ou les Indiens du Nouveau Monde, les noirs ou les juifs, les femmes ou les homosexuels, les outsiders se heurtèrent à une même norme, aux mêmes pratiques de déculturation, de stigmatisation, d’extermination.
Figures complexes et paradoxales, les sorcières incarnent, en tant que femmes, tous les fantasmes de transgression sexuelle, de satisfaction d’un désir immodérée et de défi aux normes morales fixées par le pouvoir. En même temps, elles incarnent le stéréotype d’une altérité négative et apparaissent comme des êtres monstrueux, difformes, horribles, plus proches de la bête que de l’humain.
Le corps des sorcières préfigure le corps difforme du juif dessiné par une vaste littérature antisémite. La sorcière de la Renaissance ainsi que le juif moderne, victimes respectivement de l’Inquisition et de l’antisémitisme, brûlés sur les bûchers ou dans les fours crématoires, expriment deux formes d’altérité stigmatisée qui s’inscrivent dans un même code culturel de légitimation négative du pouvoir.
Dans le sillage d’Adorno et Horkheimer, Esther Cohen montre de manière très convaincante que la « dialectique de la Raison » commence à produire des outsiders bien avant le XIXe siècle. Son livre nous aide à découvrir les origines de cette articulation singulière entre culture et barbarie, en élaborant une véritable dialectique de la Renaissance. Sacrifiées sur les bûchers au nom de la culture, de la religion et de la morale, les corps flétris des sorcières sont l’autre visage de l’humanisme, autrement dit de l’émergence d’un idéal universel d’Homme. Émancipation et violence persécutrice avancent inséparables, enlacées dans une danse endiablée dont l’issue demeure imprévisible.
En rappelant les mots de Walter Benjamin, selon lequel il n’y a pas de document de culture qui ne soit pas en même temps un document de barbarie, Esther Cohen, dans Le Corps du diable, nous aide à interpréter les sorcières non seulement comme figures du passé m ais aussi comme archétype contemporain.