Le sujet
Jean Baudrillard, le nom est en effet célèbre qui désigne cependant une quasi énigme, quelque chose comme un « Objet Intellectuel Non Identifié ».
Qui était-il au juste ? Un sociologue ? Certes, encore que son œuvre s’est vite affranchie de la sociologie. Un philosophe ? Peut-être, mais en un sens qui demande en ce cas à être défini, d’un type incontestablement nouveau, nouveau en ceci que s’il recourre certes aux concepts, c’est pour faire de ceux-ci des outils, mais des outils volatils, fluides, infixables, correspondant au plus près à l’époque qui les fait naître, et faits pour disparaître avec sa disparition, autrement dit pour se métamorphoser comme elle-même se métamorphose sans cesse, sujets à la même accélération incessante.
Rares sont les penseurs à provoquer le scandale (appelons-le « penseur », au moins momentanément, faute d’autre mot susceptible de le désigner mieux et de mieux désigner son entreprise sans précédent). C’est le cas de Jean Baudrillard, lequel savait seul, sans cri ni éclat, avec calme et élégance, une décontraction et une élégance intellectuelles qui confinait à la virtuosité, produire des énoncés (qu’on se souvienne du texte fameux intitulé : « La guerre du Golfe n’a pas eu lieu ») ou qu’on ne comprenait pas ou qu’on comprenait mal. L’accusant alors. Et c’est ce qu’il cherchait sans doute, non pas parce que ses énoncés auraient été « coupables », mais parce qu’il lui semblait qu’il fallait faire de la pensée un délit, qu’il ne fallait pas moins que la pensée fût un délit pour que recommencer de penser soit rendu possible.
Nourri de la littérature et de la philosophie allemande (il est germaniste de formation), entre autres de l’œuvre de Nietzsche auquel il emprunte assurément quelque chose de ce qui fait la marque reconnaissable entre tous du style qui est le sien et qui leur est commun ; nourri aussi, ce qu’on sait moins mais qui compte essentiellement, de Jarry et de la pataphysique ; formé plus tard dans la proximité d’Henry Lefebvre (il enseigne à Nanterre en 68) ; proche et distant à la fois de Debord duquel plus d’un trait le rapproche en effet, notamment la radicalité conceptuelle et politique, mais qui s’en différencie par le refus du rigorisme, Jean Baudrillard a trouvé, avec quelques-uns de ses livres principaux (Simulacres et simulations, Les Stratégies fatales, La Transparence du Mal, Le Crime parfait, etc.) le chemin de l’œuvre sans doute la plus synchrone à un univers en voie de disparition.
Le livre
L’enjeu du livre d’Alain Gauthier, Jean Baudrillard, une pensée singulière, est de pister une pensée marquée par la fulgurance, la vision et l’insubordination. Par là, il s’agit d’échapper à une présentation académique profilée par thèmes ainsi qu’à un résumé de formules élémentaires. C’est aussi une façon de découvrir une forme singulière puisant dans la magie des mots (ce qui a heurté la classe intellectuelle) qui, à ce titre, peut traverser, transpercer, les différentes questions posées par l’époque ou, plus fondamentalement, par notre présence au monde. Jean Baudrillard ne cesse de guerroyer contre le consensus, la conformité, le système mondialisé et virtuel qui est le nôtre. Tel un poète insurgé se rapprochant du secret de la théorie.
L’auteur
Alain Gauthier, ami de Jean Baudrillard, enseigne la sociologie à Paris-Dauphine. Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages dont : L’Impact de l’image, 1993, Édition L’Harmattan, Du visible au visuel aux Presses Universitaires de France, 1996, Désastre politique aux Éditions Léo Scheer, coll. « Manifeste », 2003 et L’art de ne pas se souvenir aux éditions Sens & Tonka, 2006.