On est libre – l’évidence y conduit – de tenir pour intempestif ou pour déplacé (pour hors de proportion avec ce qui est) l’intérêt que la pensée a montré depuis quelques années pour l’animalité (la bête, l’animal, l’animalité, comme on voudra ; la question se pose cependant qu’il y a lieu pour l’instant de réserver). Comme on l’est aussi du contraire – c’est mon cas – et de prétendre qu’une telle pensée est essentielle et que les livres qui en sont nés sont d’une fécondité philosophique considérable (d’une fécondité politique qui ne l’est pas moins mais qu’il s’agit toutefois maintenant de justifier).
Des précisions s’imposent, mais il est justifié de dire d’abord qui et quels livres sont à l’origine de cette soudaine fécondité, à la suite desquels se placent et œuvrent à leur tour les études que regroupera ce numéro de Lignes : Jacques Derrida, c’est l’évidence, dont on aura vu l’œuvre s’interrompre alors qu’il en était là, qu’il en était aux questions que lui posait la « question animale » – L’animal que donc je suis, qu’on cite volontiers, livre posthume ; mais Fichus aussi, livre très tardif, qu’on cite moins, qui énumère cependant une tache qui lui aurait incombé si le temps lui en avait été laissé, qui incombe à ceux qui restent (en même temps, il semble que la plupart des « derridiens » tienne cette tache pour subsidiaire, si ce n’est pour étrangère à toutes celles que cette œuvre immense est de nature à susciter) ; Elisabeth de Fontenay, ensuite, laquelle aura lesté la question de l’animalité du poids philologique qu’il fallait, au moyen, essentiellement, d’un livre – Le Silence des bêtes – aussi exhaustif qu’admirable. D’autres livres encore, beaucoup d’autres, de récents (Agamben, Bailly, Burgat, etc.) et d’anciens, mais fondateurs, quand bien même la question animale n’y est pas le plus souvent centrale (Adorno, Horkheimer, Canetti, etc., pour la philosophie seule, mais aussi bien : Hofmansthal, Kafka, Schulz, etc., pour la littérature).
La première des précisions consiste en ceci : il ne s’agit pas ici, ni dans ces livres ni dans ce numéro de Lignes, de l’animalité en tant que telle, prise pour elle-même, du mystère de la magnificence animale – si profondément inconnue, peut-être absolument inconnaissable –, laquelle fait l’objet de l’étude de beaucoup d’autres livres, de livres scientifiques entre autres. Non, il s’agit du rapport qu’entretiennent ou que n’entretiennent pas, ou mal – un rapport quelquefois d’attrait et de fascination, le plus souvent de violence et d’exploitation – l’humanité et l’animalité.
J’ai, pour ma part, il y a quelques années, donné à ce rapport, ce nom impossible : « humanimalité » (cf. Humanimalités, Léo Scheer, 2004). Lequel ne cherchait pas à désigner une formation ontologique inédite ; tout au plus à conférer un nom à la figure, à la vérité à des figures, qui s’étaient circonstantiellement constituées, dans la littérature de l’entre-deux guerres, dans la littérature juive d’Europe centrale de l’entre-deux guerres, plus précisément ; des figures moitié humaines moitié animales – stricto sensu une tératologie. Toutes ces figures portaient les traits prémonitoires de ce qui serait bientôt exterminable à souhait, de ce qui le serait massivement. Suivant l’évidence que les bêtes sont naturellement exterminables et qu’il suffit, pour exterminer des hommes, sans faire de cette extermination un crime, d’en faire des bêtes. Je me permets de reprendre quelques lignes qui préfaçaient ce livre, dans la mesure où elles sont susceptibles d’introduire utilement à ce numéro : « C’est dans Kafka qu’est née cette figure défigurée. Hybride. Moitié homme, moitié bête. Moitié bête, parce qu’il n’y a que les bêtes que l’homme extermine sans conséquence (et dès lors qu’on veut exterminer des hommes, il suffit sans doute d’en faire des bêtes, de les réduire à leur état). Et moitié homme, parce que nul n’a pu faire, pas même ceux qui ont imaginé d’exterminer des hommes, et de les exterminer comme des bêtes, que ce qui avait dû revêtir les traits de bêtes ne continue pas de penser en hommes. Ne continue pas de penser l’homme. »
Le pas supplémentaire que ce livre invitait à faire, qu’il ne faisait certes pas mais que veut tenter de faire ce numéro de Lignes à sa suite, ce pas consisterait à quitter cette figure néanmoins humaine quoique animalisée (bestialisée) pour, inversant leur ancien rapport, humaniser l’animal. Parce que cette inversion est en quelque sorte inévitable. Celle-ci ne témoigne pas seulement de la possibilité de l’amélioration « morale » d’un rapport d’asservissement ancestral (de la possibilité d’un même asservissement, mais moralisé, ce que cherchent toujours toutes les moralisations), elle invite à reposer et repenser les limites de l’humanité ancienne (connue, admise, etc.). Et c’est en quelque sorte la moindre des choses : sitôt qu’on a dû, une fois pour toutes, poser la question de l’industrialisation de la mort des hommes (de la bestialisation de la mort humaine), il devenait inévitable qu’on posât celle de l’industrialisation de la mort des bêtes. Autrement dit, le fait qu’on ait une fois pour toutes bestialisé l’existence humaine demandait qu’on interrogeât – et c’est ce qu’on fait aujourd’hui – la possibilité, fût-elle la plus mince possible, d’une « humanisation » de l’existence bestiale. D’autres limites en résulteraient (une moindre séparation, et certes plus une séparation aussi violente). Sans doute un autre « humanisme » (lequel, perdant de sa prétendue hauteur, s’établirait au niveau de ce qui a toujours été réputé « bas » – ce que cherche tout matérialisme conséquent). Certainement une autre politique (une politique de l’animal ne serait pas sans conséquence sur toute politique humaine – de là à vouloir fonder l’une pour réinventer l’autre). Peut-être même, qui sait, un autre universel (à quelle échéance ? Une échéance sans doute lointaine – pour lointaine qu’elle soit sans doute, elle n’en est pas moins déjà pensable).
Les études qui composent ce numéro vont dans ce sens ; dans d’autres sens également. Toutes tiennent cependant que penser l’animal, c’est penser l’homme encore, le penser autrement, de la même façon qu’on ne devrait plus pouvoir prétendre penser l’homme sans penser l’animal avec. Non pas pour satisfaire à quelque motif schizophréno-deleuzien (de « devenir-animal »), motif magnifique au cœur de l’œuvre de Deleuze mais en passe de devenir une nouvelle tarte à la crème dans la cartographie des processus de libération ; mais pour tenir toute hauteur (censément humaine) à celle où se tiennent les bêtes. Et l’on verrait alors que l’infinie souffrance de celles-ci est de nature à faire apercevoir autrement l’infinie souffrance des hommes. La question, je le redis ici si difficile qu’il soit de le démontrer encore, est d’une politique.
Sommaire
Michel Surya, Préambule
Frédéric Neyrat, L’homme labyrinthe
Aïcha Liviana Messina,
« Publiez-moi, publiez-moi car je ne suis pas une bête »
Mathilde Girard, « Humanimalités »
– métamorphoses – comment meurt-on ?
Jacob Rogozinski, Sur la rampe d’abattage
Boyan Manchev, La liberté sauvage.
Hypothèses pour une politique animale
Yves Dupeux, Ontologie de l’animal, et au-delà
Ginette Michaud, Sur une note serpentine
Orietta Ombrosi, Le miserere des bêtes.
Max Horkheimer et T.Adorno face à l’animalité
Danielle Cohen-Levinas, L’exception animale.
Le bestiaire de Zarathoustra entre autres figures
de métamorphose et de substitution…