MARIA Kakogianni – On dit toujours que Platon est un antidémocrate, eh bien, je pense qu’il est avant tout un antilibéral. On fait de lui un métaphysicien idéaliste, alors que c’est un très fin stratège. Et qui dit stratège, dit bataille. Il recherche sans arrêt les coordonnées d’un nouveau type de conflit. Comment changer un régime qui fonctionne au « changement » et à la « critique » ; qui fabrique des rebels without a cause pour annuler toute possibilité de révolte logique ?
ALAIN BADIOU – C’est en effet une question importante et difficile. Il y a deux voies, depuis toujours. Celle des principes d’abord, qui permet de « lire » la société au rebours de sa prétention normative. Les sociétés contemporaines ne sont nullement libres, car la « liberté » individuelle qu’elles promeuvent est en réalité la « liberté » de consommer les produits, le plus souvent laids et inutiles, voire nuisibles, dont la production et la circulation enrichissent sans mesure une oligarchie très restreinte. Et cette prétendue « liberté » se paie d’inégalités monstrueuses aggravées par des crises dévastatrices. L’autre voie est la construction d’une force politique apte à tenir pour réel ce que le capitalo-parlementarisme dominant déclare impossible. Il s’agit dans ce cas d’une effectuation des principes, toujours locale, et qui demande une invention toujours renouvelée, pour que les mots d’ordre dont les masses populaires sont saisies soient en quelque sorte dictés par les gens eux-mêmes, dès lors qu’ils sont positivement touchés par les principes communistes.
Écrivain, philosophe, professeur émérite à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, Alain Badiou a notamment publié, chez le même éditeur, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, L’Hypothèse communiste et L’Idée du communisme (vol. I et II, avec Slavoj Žižek).
Docteur en philosophie et enseignante vacataire à l’université Paris-8, Maria Kakogianni a publié De la victimisation (L’Harmattan, 2012). Elle a également contribué à l’édition de l’ouvrage Le Symptôma grec (Lignes, 2014).