N’est-il pas étrange
– 1. qu’en pleine guerre – nous sommes en mars1944 –, dans Paris occupé, se soit réuni un tel aréopage d’intellectuels, sans conteste, pour la plupart, ceux qui compteront sitôt la Libération venue (en même temps, pour beaucoup, de ceux qu’on sait avoir assisté au séminaire de Kojève sur la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel avant la guerre) ;
– 2. que cette réunion n’ait pas eu lieu dans quelque but que ce soit touchant à la Résistance (on pourrait l’imaginer ; on aurait pu le désirer) ;
– 3. qu’elle ait eu lieu autour du seul Georges Bataille et du premier de ses livres un peu connus (L’Expérience intérieure) ;
– 4. que Georges Bataille et L’Expérience intérieure aient fait que cette réunion ait été menée autour du plus inactuel des thèmes : le péché ;
– 5. que cette réunion, organisée autour du plus inactuel des thèmes que le péché pouvait être alors, en mars1944, dans Paris occupé, ait en fait servi de moyen de solder une querelle qui n’aurait été ni moins inactuelle ni moins déplacée entre l’auteur de L’Expérience intérieure et celui de L’Être et le Néant ? Il en a pourtant été ainsi de la vie pendant la guerre dans Paris occupé, au lendemain de l’une des années éditoriales françaises les plus riches : on a ça et là tenté d’en écrire l’histoire ; on ne l’a pas pour autant pensée si peu que ce soit.
Reprenons par le début cette histoire qui n’est décidément pas avare en étrangetés en tout genre. Bataille et Sartre – parce que, somme toute, c’est d’eux qu’il est essentiellement question dans cette affaire, c’est eux que cette rencontre oppose, quelque nombreux que soient ceux qui y assistent aussi et qui y prennent part – Bataille et Sartre ont tous deux publié deux livres essentiels l’année précédente : L’Expérience intérieure, je l’ai dit, et L’Être et le Néant. Chacun à sa façon va marquer les années à venir. L’Être et le Néant, on sait comment et avec quel éclat : de lui va naître l’existentialisme dans lequel c’est toute une génération qui va se reconnaître. L’histoire en a été faite, nul besoin d’y revenir. L’étonnant, c’est qu’il ne soit, dans cette querelle, qu’assez peu question de ce livre majeur promis à tous les succès, mais essentiellement de celui de Bataille, qui n’en connaîtra aucun. La faute en incombe paradoxalement à Sartre qui s’en était longuement (trois livraisons) et violemment (alternent hargne et ironie) pris à lui dans une recension des Cahiers du Sud, intitulée : « Un nouveau mystique ». Les mots en sont durs, l’incompréhension à peu près totale, au moins en apparence (Sartre est trop intelligent pour que son incompréhension ne soit pas feinte). Je reproduis ici quelques passages qui en témoignent : « On connaît ces fameux raisonnements glacés et brûlants, inquiétants dans leur aigre abstraction, dont usent les passionnés, les paranoïaques : leur rigueur est déjà un défi, une menace, leur louche immobilité fait pressentir une lave tumultueuse. tels sont les syllogismes de M. Bataille. Preuves d’orateur, de jaloux, d’avocat, de fou. » ; « Le reste est affaire de la psychanalyse. Qu’on ne se récrie pas : je ne pense pas ici aux méthodes grossières et suspectes de Freud, d’Adler ou de Jung : il est d’autres psychanalyses. » (lesquelles, Sartre ne le dit pas qui ne semble pas suspecter moins Freud que Bataille, c’est dire…)
Le réquisitoire est si violent que l’affaire aurait dû d’en trouver close. Marcel Moré, autre étrange personnage dont l’histoire reste à écrire, n’en est pas convenu si facilement. Il a même au contraire décidé d’inviter à l’une des soirées qu’il organisait chez lui les deux hommes à débattre. Eux deux et beaucoup d’autres avec. Dont il est possible de dire que, pour les uns, ils étaient apparentés à Bataille (Blanchot, Klossowski, Leiris) pour d’autres à Sartre (Beauvoir, Merleau-Ponty…) De troisièmes, il était sans doute possible de penser qu’ils seraient neutres (Gandillac, Paulhan, Adamov, par exemple). Mais de quatrièmes, on sait qu’ils n’avaient pas moins ménagé Bataille que Sartre lui-même, quoique d’un point de vue tout différent ; ainsi du chrétien Gabriel Marcel, lequel avait conclu son étude de L’Expérience intérieure en ces termes : « Je doute en vérité qu’on ait jamais été plus loin dans la formulation d’un nihilisme radical. » (Les chrétiens sont très représentés, sans doute justifiés à l’être par le thème de la rencontre – le péché ; on remarquera par contre l’absence de tout surréaliste, même de la deuxième génération qui avait pourtant aussi attaqué cette Expérience intérieure au moyen d’un tract intitulé « Nom de Dieu »).
Ce sont ces trois parties que nous reproduisons dans ce livre : la conférence originale de Bataille, absente dans la première édition de cette la Discussion dans le revue Dieu vivant car Bataille l’avait reprise (dans une version légèrement modifiée) dans son Sur Nietzche ; l’exposé de Daniélou servant d’introduction aux débats ; enfin, la Discussion elle-même, qui constitue le cœur de ce petit théâtre conceptuel, sado-klossowskien s’il n’était pas avant tout bataillien, où se découvre un Bataille étrange, tantôt étonnamment doux et cauteleux (adoptant la position du coupable), tantôt brutalement rhéteur, ne le cédant en rien à Sartre, à la fin s’assurant sur lui d’un avantage inattendu, si ce n’est décisif. Sartre, d’ailleurs, ne parlera plus de lui, à l’avenir qu’avec circonspection et respect.