Voilà des années maintenant que la politique fonctionne « à la crise », de quoi ? De tout. C’est selon les besoins ou les années. Tantôt de toute une filière industrielle, tantôt d’un secteur énergétique ; pourquoi pas d’une valeur morale, etc. Peu importe. Les médias s’en délectent, d’accord avec les spécialistes ès-crises ; les politiques s’en rengorgent : elle les leste d’un poids providentiel. Oui, mais 2009 aura su opposer à toutes ces crises – petites, c’est ce qu’il faut déduire après coup – une crise majeure, majuscule, LA crise (on a pas même hésité à dire d’elle qu’il n’y en avait pas eu de comparable depuis 1929), rien moins que celle qui a ébranlé les bases du monde moderne, libre, occidental pour tout dire, qui a bien failli le mettre à bas… Qui a failli seulement : la situation industrielle est morose, mais la situation financière reprend des couleurs. On n’hésite plus qu’assez peu à parler de reprise ; on tend déjà candidement vers elle. Ceux qui ont espéré que naîtrait d’elle quelque chose comme une remise en question, qui sait une alternative, en sont pour leurs frais. Le sont aussi, et combien plus, ceux à qui elle aura coûté domicile, emploi. Ces derniers ne comptent déjà plus pour rien : dégâts collatéraux d’une pandémie planétaire que répandent les places boursières, quelque prix que doive en payer l’économie « réelle » (en existe-t-il encore une ?)
Un soupçon est possible : et si ce qu’ils s’accordent si volontiers et unanimement à appeler « crise » n’était en fait qu’une variable d’ajustement de l’économie financière (de purge des « avoirs toxiques »), un levier de décompression économique (de restructuration, délocalisation…), une méthode de gouvernement politique. Soupçon qui ne semble pas excessif, à en juger par le fait que ce qui a d’abord paru de force à terrasser un système de domination pourtant sans partage, paraît après coup de nature à renforcer cette domination (c’est cette opération qui aura été appelée : « moralisation du capitalisme ») ; à tout le moins, en a évincé un peu plus toute possibilité de partage. Ce qui fascine en effet, c’est que si cette crise était faite pour que se mobilisent contre elle tous ceux qui y perdraient beaucoup, c’est le contraire qui se produit : les mobilisations n’ont rien agrégé qui ressemble à une mise en cause substantielle du système. La peur l’a emporté. Et, avec elle, le sauve-qui-peut de tous contre tous. A-t-on dit que cette crise avait permis à la politique de briller de nouveau, seule à montrer le sens de l’intérêt général ? C’est le contraire, à en juger par l’immense fatalisme qui semble de règle : la politique n’aurait qu’un peu plus disparu.
Sommaire :
Michel Surya, Préambule
I.
Philippe Hauser, Des usages policiers et « moraux » de la crise
Anselm Jappe, Crédit à
Véronique Bergen, À la lisière de ce qui n’a pas eu lieu et de l’événement
Frédéric Neyrat, Dentifrice ou barbarie
Christiane Vollaire, Injonctions léthales
Yves Dupeux, L’époque du national-capitalisme
Jean-Paul Dollé, La crise est là
Robert Harvey, Splendeurs et misères de l’espoir ?
Alain Brossat, Swine flu makes me blue
II.
Plinio Prado, Un poète égaré au sein de l’Université
(Wittgenstein et l’invention du « non-cours »)
III.
Michel Surya, Postface à La Structure psychologique du fascisme, de Georges Bataille
IV.
Ivan Segré, Controverse sur la question de l’universel
(Alain Badiou et Benny Lévy)
Alain Badiou, Discussion argumentée avec Ivan Segré
Michel Surya, Mise au point