Livre court mais dense et puissant, qu’inspire Guy Debord (un Debord radicalisé), Suicide et sacrifice commence par un constat et quelques statistiques, rarement données. Les statistiques : une récente enquête de l’Institut de veille sanitaire, menée sur les décès survenus entre 1976 et 2002 pour lesquels le suicide était mentionné en cause principale du décès, dénombre en France 30 suicides par jour, 900 par mois, 11 405 par an (soit deux fois plus qu’au Royaume-Uni, en Espagne ou aux Pays-Bas) ; il constitue la première cause de mortalité chez les 35-49 ans, la deuxième chez les 15-24 ans, après les accidents de circulation (il y a presque deux fois plus de suicides que de morts sur la route). Chiffres auxquels il faut ajouter celui-ci : on évalue à 150 000 par an le nombre des tentatives de suicide. Le constat : rien n’est entrepris contre. La preuve : La réduction du suicide est le 92e objectif sur les cent que compte la loi de 2004 sur la politique de santé publique !
Pour autant, Suicide et sacrifice n’est pas une étude (sociologique par exemple), mais un livre politique, engagé, violent. Dont le postulat pourrait être résumé ainsi : si un système ne fait rien pour enrayer un fléau, c’est que celui-ci y trouve un intérêt. Car il ne fait pas que ne pas les empêcher, il les produit. Le système (l’hypercapitalisme), écrit Jean-Paul Galibert, est « suicideur » en tant que l’hypercapitalisme par lequel il se définit aujourd’hui ne vise qu’à l’hypertravail. Définition de l’hypertravail selon Jean-Paul Galibert : il « est le mode d’exploitation le plus juste et le plus populaire. Il est accepté précisément pour son respect scrupuleux de l’équivalence des termes de l’échange. En effet, pourquoi le consommateur accepte-t-il de travailler pour le vendeur, et ensuite d’acheter ? Pourquoi donne-il deux fois la valeur de la marchandise, contre rien ? Simplement parce qu’il paye la marchandise au juste prix de son propre travail. Il voit bien la valeur supplémentaire qu’il a mise lui-même dans la marchandise, au point qu’il l’achète comme une réalité. C’est parce qu’il est doublement exploité qu’il n’a pas l’impression de l’être, du simple fait que ces deux exploitations sont exactement égales, et que cette égalité peut être vécue comme une justice. »
L’hypercapitalisme est un mode de destruction, dans lequel l’essentiel de la haute rentabilité vient du démantèlement de pans entier de l’appareil productif. La chasse au salaire est ouverte. L’entreprise la plus rentable est celle qui supprime le plus de salaires : dégraissage, chômages techniques, plans sociaux, licenciements, démantèlements. Que devient-on sans salaire ? Ce n’est pas l’affaire du système ; tout au plus un problème privé, personnel, psychologique peut-être… Dans une telle économie, l’existence tout entière devient à la fois la source de la valeur et l’objet de toutes les luttes. Elle n’est jamais acquise, ni certaine. Tout est fait pour que chacun consacre tout son temps à imaginer la réalité, puis à acheter le résultat de ce travail imaginaire : la marchandise parée par l’imagination de toutes les vertus, séductions et qualités. Dissimulant que ce système, qui commence par détruire toute réalité dans la chose, finit nécessairement par détruire toute réalité chez les personnes. Plus personne pour exister plus que les choses, pour n’être pas soumis à la même loi qu’elles, qui n’autorise que les existences absolument rentables, et détruit les autres. Que faire dès lors des ouvriers ? des chômeurs. Que faire après des chômeurs ? pourquoi pas des suicidés ? Certes, la société hypercapitaliste a besoin de cerveaux oisifs et disponibles pour ses spectacles et ses achats ; mais ils doivent être riches, ou du moins solvables. Or que vendre aux chômeurs en fin de droits ? Que peut-on espérer vendre à cette moitié des habitants du monde qui sont aussi désespérément jeunes que pauvres ?
Questions violentes auxquelles, on le voit, Galibert apporte des réponses elles-mêmes violentes. Réponses qu’il prête au cynisme de l’hypercapitalisme, et pour les dénoncer : « L’hypercapitalisme opère donc un tri sélectif des existences, entre celles qui vont consacrer leur existence entière à l’hypertravail, et celles qui seront détruites. […] Le suicide est le mode de sélection idéal, car aucune forme de tri sélectif autoritaire des existences n’est viable. […] Le suicide est le mode de sélection idéal, car la victime assure elle-même sa destruction. »
Jean-Paul Galibert est docteur en philosophie. Il est l’auteur de : L’idée de la ludique, Publie.net, 2009 ; Invitations philosophiques à la pensée du rien, Manifeste-Léo Scheer, 2004 ; Socrate, une philosophie du dénuement, L’Harmattan, 1998 et de nombreux articles.
Recension sur l’Humanité.fr (novembre 2012)
Entretien avec Mounir Bensalah sur Libe.ma (décembre 2012)
Recension sur Zones-subversives. (Janvier 2013)
"Des meurtres sans coupables". Recension par Christian Ruby sur Nonfiction.fr. (22 janvier 2013)
Recension par Bernard Gensane sur legrandsoir.info (janvier 2013)
Extraits de la revue de presse sur le site de Jean-Paul Galibert.
Recension sur Trahir par Blaise Guillotte [avril 2013].
Interview de Jean-Paul Galibert sur Radio Univers (décembre 2014).