Comment parler de l’expérience du témoin mort ? C’est la question que se pose et pose ce livre. Comment en parler lorsque le seul langage dont nous disposions est celui du sujet (sujet de l’histoire et de la vérité historique). Il semble que nous n’ayons aucun langage pour l’expérience du témoin mort et du crime sans vérité. C’est donc le sur-vivant post-catastrophique qui est soumis ici à une triple épreuve. La première épreuve est celle de la philologie. Elle oppose ou juxtapose le survivant comme relique à la figure du natif, cette créature par excellence de la philologie, instituée par cette dernière comme un vestige, comme le témoin de sa culture et déjà comme le survivant de son propre désastre. La seconde épreuve est celle de la traduction. Elle fait apparaître la langue survivante dans l’espace des traductions, en organisant une confrontation entre la traduction « potentialisante » des romantiques et l’opération qui consiste à traduire dans une langue vivante comme si elle était morte. La troisième épreuve est celle de l’image et de la « ressemblance mortuaire ». Au bout du compte, il s’agit de libérer le survivant des discours historisants et juridiques qui ont cours à propos des « tragédies holocaustiques » du siècle dernier. Ces discours, quoique inévitables, sont une insulte à la figure même du survivant, parce qu’ils méconnaissent fondamentalement la nature de l’événement catastrophique.
Livre essentiel comme le travail de Marc Nichanian est lui-même essentiel, et trop peu connu en France (l’auteur réside et enseigne aux États-Unis) ; livre qui poursuit le travail commencé par la publication, chez Lignes déjà, en 2006, de La Perversion historiographique. Une réflexion arménienne.
Extrait de la préface :
"Le génocide n’est pas un fait. Ce n’est pas un fait parce que c’est la destruction même du fait, de la notion de fait, de la factualité du fait. Il n’en faut pas douter : les perpétrateurs étaient des philosophes puissamment armés. Ils savaient immédiatement (à leur manière bien sûr, car c’étaient aussi des criminels) ces choses que nous commençons seulement à discerner, ces choses que nous découvrons aujourd’hui peu à peu, en tâtonnant dans l’obscurité, à propos de la destruction de la notion même de fait, à propos de l’élimination du témoin, et maintenant à propos de la stricte équivalence entre l’une et l’autre. Je répète donc : ce ne sont pas les faits qu’ils voulaient détruire, en effaçant les traces de leurs invraisemblables méfaits. Non, ils voulaient bel et bien détruire la factualité du fait et ils ont parfaitement réussi dans leur entreprise. Or je vois bien, à l’usage, que c’est là quelque chose qui est excessivement difficile à comprendre et encore plus difficile à admettre. Comment puis-je affirmer une chose pareille ? Cette « chose », terrible en effet, met à mal tout ce que nous savons (ou croyons savoir) de l’histoire, de l’histoire qui s’écrit et de l’histoire qui se fait. Il est impossible que l’historiographie s’en remette, à moins de se réviser elle-même entièrement. Et nous voyons bien qu’elle n’en prend pas le chemin. Comment le pourrait-elle, d’ailleurs, pour le dire honnêtement, puisque le perpétrateur a tout fait, dans l’antre secret de sa volonté, pour provoquer cette crise de l’historiographie, contre laquelle les historiens aujourd’hui se défendent comme de beaux diables, et n’en peuvent mais.
[…] Si le cœur de l’événement est l’élimination du témoin, il ne peut pas être question de témoigner de ce qui est arrivé au cœur de l’événement. En d’autres termes, il ne peut pas y avoir de relation humaniste à la Catastrophe. Et, inversement, aucun témoignage entendu en termes humanistes ne peut rendre compte de la Catastrophe. C’est ce que je vais expliquer, en adoptant, pour commencer, deux angles d’approche : le martyre et la torture. Mais alors, qu’allons-nous faire du témoignage, de ce que nous appelons aujourd’hui « témoignage », du récit de survivance, des compte rendus parfois hallucinés (et souvent hallucinants) de la survie, dans les camps ou sur les chemins de la déportation ? Cela restera jusqu’au bout une question irrésolue. Soyons clair, je vais le répéter de mille façons différentes : le survivant n’est pas le témoin. Il ne peut pas être le témoin de la mort du témoin en l’homme. Et s’il n’est pas le témoin, il risque fort d’être la négation de la mort du témoin, la figure par excellence du déni."
Ouvrage publié avec l’aide du CNL.