« L’histoire dans laquelle nous vivons ne s’intéresse pas au rebut. »
Z. Bauman, Vies perdues
Il est arrivé dans notre histoire récente, il arrive encore que des hommes soient traités de manière plus ignoble que du bétail : comme de la vermine, de dangereux parasites qu’il importe d’éliminer. Il arrive aussi qu’ils soient simplement mis à l’écart, relégués dans des hors-lieux, des zones-frontières à la fois exposées et invisibles. Semblables à des objets devenus inutiles, ils ont été mis au rebut. Le plus souvent, cette relégation ne s’accompagne d’aucune haine, d’aucune rage persécutrice (mais Eichmann, disaît-il, n’éprouvait aucune haine envers les Juifs). Elle s’effectue de manière routinière, dans une insondable indifférence. Il se pourrait d’ailleurs, comme l’affirme Z. Bauman, que notre société mondialisée soit devenue une gigantesque machine à produire du rebut. Ceux qui ont été ainsi rejetés, comment les qualifier ? En les considérant comme des victimes, forcément passives, de l’« Histoire » ou de la « fatalité », on en appelle à la compassion, à l’indignation morale, mais en aucun cas à la réflexion et à l’action politique. Il convient plutôt de les considérer comme des vaincus. Ce qui se présentait faussement comme un destin est en réalité une défaite, peut-être provisoire, dans un combat qui n’a jamais cessé.
Il semble que cette mise au rebut caractérise, d’une manière ou d’une autre, toutes les sociétés humaines. Sans doute faut-il distinguer celles qui s’en tiennent à des mesures de discrimination – aussi ignobles soient-elles – et celles qui passent de l’exclusion à la persécution, voire à l’extermination du rebut humain. Mais il ne saurait être question de justifier comme un « moindre mal » l’exclusion et la relégation. La mise-au-rebut d’un homme est toujours une injustice, un tort radical. Comment est-il possible de lui résister ? Comment envisager une communauté qui ne se fonderait plus sur l’exclusion d’un rebut ? Ce sont les conditions de production du rebut humain, mais aussi les stratégies de résistance à cette mise-au-rebut qu’il s’agit d’interroger dans ce numéro de Lignes, à travers ses différentes formes historiques, les plus proches comme les plus lointaines.
Le numéro 35 de la revue contient la suite et la fin annoncées du numéro 34 spécial sur les Roms L’exemple des Roms / Les Roms, pour l’exemple paru aux éditions Lignes en février 2011.
Sommaire
« LE REBUT HUMAIN »
Textes réunis par Jacob Rogozinski et Michel Surya
Jacob Rogozinski et Michel Surya, Présentation
Jacob Rogozinski, « Pire que la mort »
Les lépreux au Moyen Âge : de l’exclusion à l’extermination
Marc Nichanian, Le rebut du sujet
Martin Crowley, Vivre à l’écart
Jérôme Lèbre, Les failles du monde
Diogo Sardinha, Penser comme des chiens :
Foucault et les Cyniques
Mathilde Girard, Rebuts divins, rebuts humains
D’un renversement remontant jusqu’aux origines
« L’EXEMPLE DES ROMS
LES ROMS, POUR L’EXEMPLE »
Suite et fin du dossier conçu et réalisé par Cécile Canut, dont la première partie a parue dans le numéro 34 de Lignes
Éric Fassin, Pourquoi les Roms ?
Jean-Pierre Dacheux, Nous sommes tous des Roms européens
Emmanuel Filhol, L’investissement du thème tsigane dans la culture de l’Europe
(Les Bohémiens d’Andalousie de Jean Potocki)
Cécile Kovacshazy, Littératures tsiganes : un événement politique
Claire Cossée, « Les-Roms-migrants-et-gens-du-voyage »,
ou l’ethnicisation du politique à l’ère néolibérale
Guillaume Sibertin-Blanc, Les Indiens d’Europe
(notes structurales et schizo-analytiques pour la stratégie minoritaire)
Recension dans le numéro 125 du Matricule des Anges de juillet-août 2011
Recension dans Danactu-résistance
Recension par Dissidences [avril 2012]